“La tragique fin des experts”
6 septembre 2018, par Robin Birgé
A-t-on besoin des experts ? Dans une société des “délégations” (politique et scientifique), certainement. Mais nous défendons ici que l’expert sous-entend un besoin de vérité, de faits extérieurs, autrement dis d’arguments d’autorité pour que des décideurs éclairés choisissent plus justement, produisant ainsi un déni de démocratie. Notre intervention constructiviste au deuxième colloque [ref]“Pour une recherche scientifique responsable” de l’EHESS du 29 mai 2018 est en ligne[/ref][note]Le programme de cette journée est disponible sur le site dédié à cet événement : https://recherche-responsable.org [/note]. Nous attendons vos retours critiques ![u]test[/u]
Sommaire
Voir la conférence en ligne ici.
Pourquoi a-t-on besoin des experts ? Selon une conception des plus normales, les chercheurscherchent... on ne sait pas exactement quoi, on ne sait pas toujours pourquoi. Ainsi, sans vraimentcomprendre leurs recherches, on fait confiance aux scientifiques car on reconnaît leur pouvoir dedécouverte et d'invention dont, finalement, nous profitons tous. Cependant, il arrive parfois que l'onveuille une réponse claire à une question précise, et qu'ainsi, la recherche ne soit pas motivée parses propres logiques et questionnements, mais qu'elle soit employée pour résoudre des problèmespolitiques (ici compris au sens large de ce qui concerne la société organisée). Le CNRS définit ainsile rôle de l'expert :
« Comme expert, il [le chercheur] est appelé à donner un avis ou à participer àune expertise au bénéfice d’une ou plusieurs composantes du corps social – pouvoir politique,judiciaire, collectivités, industries, associations, médias – sur des questions bien identifiées, relevantde son champ de compétences ou sur des problèmes à composantes multiples. Devant ces situationsgénéralement très complexes, il doit aller au-delà de ses connaissances, en exprimant alors uneconviction qui résulte de son expérience et de sa réflexion. Il agit alors hors de son environnementhabituel pour délivrer des appréciations que ces acteurs du corps social souhaitent aussi claires quepossible. » Cette citation du comité d'éthique du CNRS (le COMETS) est extraite d'un « avis » publié en 2005, intitulé « Éthique et expertise scientifique ». Celui-ci est disponible sur le site internet du CNRS.
Il semble donc que, lors d'une expertise, le chercheur ne se limite plus à produire desconnaissances, mais qu'il ait à donner son avis, exprimer ses convictions ou encore délivrer desappréciations: autant de formulations qui le place hors de son registre "habituel" (plus proche de ladescription ou de l'analyse). Cette conception de l'expertise nous pose doublement problème. D'abord, parce qu'elle impliqueune séparation nette entre des préoccupations scientifiques et des problèmes ou des intérêts pluspolitiques alors que nous ne voudrions pas concevoir les uns sans les autres (quitte à les redéfinir unpeu différemment). Ensuite, parce qu'elle sous-entend qu'en dehors des moments d'expertise, c'est-à-dire lors de leur travail de recherche "habituel", les chercheurs ne produiraient et n'exprimeraientpas des avis, des convictions ou des appréciations mais quelque chose de plus factuel, de pluscertain, de plus vrai. Or nous pensons qu'il n'en est rien, autrement dit que les chercheursn'expriment jamais que des points de vue singuliers à propos des sujets et objets qu'ils étudient. Dès lors, nous posons à nouveau la question: à quoi servent les experts? En nous appuyant sur unedéfinition constructiviste de la science (où les faits sont construits, où les connaissances sont desopinions et où les propositions ne sont pas réfutables mais discutables), nous défendrons l'idée quecette distinction entre chercheurs et experts n'a pas lieu d'être, sauf à maintenir un Grand Partage entre la science et le politique. Voilà la tragique fin (au sens de la clôture comme du projet) de l'expertise scientifique.